Mon travail photographique s'est élaboré difficilement, tardivement. Avant cela : désir naïf d'être peintre ; le temps long de la peinture et le labeur qu'elle implique me semblent pourtant impropres à traduire les émotions et les idées qui me traversent et qui sont affaires d'instants, de vitesse, d'immédiateté. Études d'arts plastiques qui ne me forment à peu près à rien si ce n'est à devenir, faute de mieux, enseignant.
Premier appareil acheté à trente ans : je vais devenir père et je veux pouvoir photographier mon fils. Mon ambition "artistique" s'arrête là : plus le temps ni même l'envie pour le reste. Pendant quinze ans je ne parviens pas à tirer grand chose de cet objet noir, toujours trop encombrant, doté, comme Polyphéme, d'un œil unique. Peu sensible aussi au fétichisme que cet outil suscite, surtout chez les photographes mâles, toujours intarissables quant à leurs faits d'armes.
Je vais régulièrement en ville récupérer des 10 x 15 au kilo, j'entasse des négatifs, des planches contacts, plus tard des fichiers. Je note au passage que l'autre travail du photographe, c'est archiviste. Bateleur aussi, quand il s'agit de se faire connaître, de se vendre. Je suis enseignant, les journées n'ont que vingt-quatre heures, j'ai une santé fragile, l'ambition est une maladie mortelle.
Pendant longtemps, je m'arrange aussi pour avoir une vie personnelle compliquée. Je m'installe dans le sud, loin de mon fils. Je passe alors une partie de ma vie dans les trains, les hôtels, afin de continuer à le voir. Pour donner le change, je photographie ces jours nomades. Ainsi, une première vraie série s'élabore que je nomme Le voyage minuscule. D'autres suivront. L'idée de photographier G., mon fils, sur un autre mode que celui de l'imagerie familiale fait son chemin. Des petits ensembles de photos naissent de cette collaboration : La légende, Erbaccia.
Je comprends peu à peu que ce qui ressemble, désormais, à un travail trouve souvent son origine dans les évènements, les lieux, les êtres qui nourrissent ma vie, la constituent, lui donnant un semblant de sens (les termes autobiographie ou autofiction me plaisent mais ne doivent pas tenir lieu de jalons ou de frontières). Habillé de cette nouvelle certitude, je pense à une série qui aurait la vie comme seule mesure, du moins ce qui reste de ma vie ; une série dont la fin serait ma fin. Comme une sorte de travelling, ou comme une suite, celle des mathématiciens. Ainsi commence Mausolée, en 2014, qui comprend aujourd'hui environ 200 images.
J'essaie aussi de revisiter les paysages qui m'ont marqué. J'ai grandi non loin d'un littoral - celui de la Manche - et cette proximité avec la mer a été décisive. Avec le temps, ces lieux où se confrontent et se côtoient la terre et l'eau, où le flot et le jusant des marées rythment les journées, sont devenus des espaces presque intimes et comme une sorte de prolongation de moi-même. La série Beau rivage (le titre est emprunté à une chanson de Dominique A.) tente de rendre visible ce lien essentiel, viscéral, premier. Pays natal aussi mais en limitant le champ d'investigation à mes seuls souvenirs d'enfance, d'adolescence.
Les années passent et des êtres aimés meurent, parfois tragiquement. Ne demeurent que des souvenirs et des photos, des images qui renouent alors, involontairement, avec l'imago antique. Ces morts, avant de les rejoindre, j'ai eu envie de leur faire une place. La photographie est du côté de la transparence ; le plus souvent, devant une photo, on oublie l'écran, le papier, la matérialité, l'abeille sur la vitre, on ne veut regarder que ce que l'image, bonne fille, donne à voir. Dictature aveuglante du visible. Les morts logent du côté de l'invisible. Pourtant ce sont aussi des images qui continuent à exister en moi : visages, corps, peaux, mais des images d'une autre nature, des images qui accueillent, entretiennent et développent, avec le temps, une sorte d'opacité, quelque chose qu'on pourrait appeler une nuit (bien que ce mot, sûrement, soit encore un cliché).
J'essaie de faire exister un peu de cette nuit dans mon travail, de laisser sourdre un peu de cette opacité. J'ai, plus qu'auparavant, recours à des procédés où le hasard a voix au chapitre, à des techniques qui savent accueillir l'accident, l'aléatoire, l'imprévu. J'accepte que tout se brouille un peu, je renonce à certains oripeaux. Je crois avoir compris que la nuit, ce n'est pas forcément l'obscurité, le clair-obscur des peintres, l'ombre et ses sempiternels éloges. Voyageant autrefois en Grèce, au plus chaud de l'été, j'ai deviné la part de ténèbres que ce soleil-là dispense, je me suis souvenu de la secrète noirceur du lait.