Chaque instant se nourrit de la dépouille du précédent.
En 2014, avec la naïveté propre à ce genre d'entreprise, j'ai voulu fixer ce qui, indéfiniment, s'échappe. Vieille lune de la photographie. Après plusieurs années difficiles marquées par un deuil et des séparations, groggy, hésitant, cette démarche me semblait salvatrice.
Certes je n'allais pas, à moi seul, endiguer l'écoulement incessant dont chacun connait l'issue.
Ce projet, par avance, était vain. Donc vital.
Mes petites notations photographiques gagnèrent en fréquence, en régularité. Moments volés, portraits silencieux, objets surpris dans leur solitude. Ces images n'avaient pas de statut particulier : aucune intention franche en embuscade, comme c'est le cas lorsqu'une série s'élabore ; elles se bornaient à accompagner le passage des jours. Quelques dixièmes de seconde de calme, un temps de pause, un peu de beauté dérobée ici et là, si possible dans le plus ordinaire. J'avais en tête cette remarque de Walter Benjamin, lue autrefois, à propos des photographies d'Atget : "elles aspirent l'aura du réel comme l'eau d'un bateau qui coule." Peut-être rêvais-je aussi - très modestement - de cette "aspiration" quand j'appuyais sur le déclencheur. J'essayais de me persuader qu'il y avait dans ce geste infime quelque chose d'un peu sacré, la possibilité d'un embaumement.
Je ne tenais pas un journal : j'ai toujours été réticent au rituel qu'il impose, à son obligatoire régularité ; les images, simplement, se succédaient, se répondant, se complétant parfois. Elle constituaient peu à peu un conservatoire d'instants ; c'était une manière de sauver ce qui me semblait irremplaçable. Il s'agissait de donner à voir le proche (parfois mes proches) ou le lointain, rendus égaux dans la succession des photographies. C'était aussi une façon d'être plus attentif à ceux qui comptent, aux gens que j'aime : douce et exigeante besogne.