Certains films continuent à mener en moi leur vie propre, longtemps après que je les ai vus. Une vie autonome, gouvernée par de doux démons qui ne cessent de rebattre les cartes.
Les personnages s'émancipent, font l'école buissonnière, quittent la fiction dans laquelle leurs rôles semblaient immuables, s'affranchissent de la pellicule dont ils ne sont, pourtant, que de simples émanations. Où vont-ils ?
J'ai essayé de rendre visibles ces ombres voyageuses et ces histoires ténues, fragiles.
Quand un visage, un geste, une posture, une scène m'appelaient, je disais « pause » !
Ou « ralenti ». L'injonction du beau moment, l'instant décisif étaient les deux pôles qui aimantaient cette quête, ce curieux inventaire. C'est pratique la vidéo : on peut, à loisir, interrompre le flux, le défilement, le cinéma devient pensif. Règne du « again ».
Ici, pas de « copie d'écran » mais un travail « à l'ancienne », avec, comme outil, un Polaroïd.
Car toutes les images qui suivent devaient être des instantanés, des instantanés d'écran.
Le format carré de l'appareil, différent du rectangle cinématographique (du 4/3 au cinémascope) entérine l'identité fragmentaire de mes photos qui sont, avant tout, des prélèvements. Parfois, l'image que l'émulsion révélait était très fidèle à l'image filmique initiale. Parfois non. Ces altérations, dues autant aux caprices photochimiques du Polaroïd qu'à la complexité de la prise de vue (poses longues, sur trépied, sans calcul précis de la durée d'exposition), m'intéressaient. L'information lumineuse n'était pas correctement restituée, il y avait tantôt perte, tantôt gain. Cette transfiguration aléatoire pimentait le déroulement long et parfois fastidieux du travail, lui ajoutait du mystère, le plaçait sous l'autorité versatile du hasard. Et ainsi, souvent, l'image que la photo dévoilait supplantait l'émotion primitive, s'y substituait, signe évident de succès et, bien sûr, source de joie.
Peu à peu, les Polaroïds se sont accumulés. Je les rangeais dans un boite noire.
De temps à autre je les ressortais, je les regardais, je les scannais. Les émulsions noir et blanc réagissaient trop mal dans ces conditions particulières de prise de vue et, très vite, j'ai opté pour des émulsions couleurs. Je photographiais donc - en couleur - des fragments de films qui, la plupart du temps, étaient en noir et blanc. En résultait des images aux dominantes bleues, mauves et jaunes dont j'ai d'abord conservé la chromie incertaine avant de chercher à l'estomper. Finalement, j'ai décidé de leur appliquer un calque noir et blanc ; par soucis de fidélité à l'esthétique originelle mais aussi pour unifier la série, lui donner sa cohérence.
Au fil du temps, des figures sont devenues récurrentes. Des personnages de femmes, souvent en fuite, des clés qui circulent, des seuils et des portes, des paysages de neige, des hommes - possiblement menaçants, parfois désespérés. Des personnages, des lieux et donc la possibilité d'une nouvelle fiction, forcément différente de celle du film que je visionnais. Une fiction composite, nourrie de bribes d'autres films, d'autres personnages qui, au gré des associations, se rencontraient, convergeaient. Naissait alors une histoire parallèle, presque inconsciente d'elle-même, une narration située quelque part dans un entre-deux, dans des limbes. Dans "la zone" dirait Jean Cocteau.
Parmi les films que j'ai photographiés, nombreux sont ceux, d'ailleurs, qui relatent des histoires de spectres, de revenants. Mais peut-être le cinéma, dans son ensemble, n'est-il qu'une infinie procession de fantômes, qu'une immense cohorte d'ombres.