Il y avait mon envie de retourner sur les lieux de mon enfance, de ma jeunesse et de les photographier. Plus de trente ans plus tard. Je suis né à Amiens en mille-neuf-cent-soixante-cinq, j’y ai grandi, dans une maison que mes parents avait achetée peu avant ma naissance. Je passais l’essentiel de mes vacances (Toussaint, Pâques, vacances d’été) dans un village du Vimeu, situé à quelques kilomètres de la mer (ce qu’on appelle la Côte d’Opale), village où ma grand-mère habitait les trois-quarts de l’année. L’essentiel de ma vie se déroulait sur une frange de terre large de quatre-vingt kilomètres.


Je savais à l’avance qu’il me serait impossible de photographier ces endroits comme ceux qu’on découvre au cours d’un voyage et auxquels aucune histoire ne nous lie : je connais ces lieux par cœur, je ne peux pas ignorer les strates de souvenirs qui adhérent à la glèbe. En les arpentant, durant l’été deux-mille-dix-sept, j’ai été frappé par une étrange permanence : ces paysages avaient peu changé et j’ai vite compris que cette persistance topographique n’était qu’un cache-misère : presque tous ceux que j’aimais (et les autres aussi) sont morts. Le caveau familial est situé dans le village de mes anciennes vacances. C’est là que reposent ma grand-mère Claire, mon père, ma mère. Il y aussi d’autres cadavres dans cette sépulture, des gens que je n’ai jamais connus, des morts professionnels. C’est un beau tombeau qui regroupe trois familles. Il y a encore quelques places vacantes à l’intérieur. Si, demain, il devait m’arriver malheur, je serais le bienvenu. Il semble que mes aïeux aient davantage pensé aux défunts qu’aux vivants.


J’ai donc photographié ces lieux, désormais vidés de leurs anciens occupants. J’ai travaillé avec méthode, avec toute la neutralité dont j’étais capable, désireux d’éviter le pathos superflu (le « pathétisme » : maladie infantile de la photographie). J’ai réalisé mes images avec un objectif 35mm acheté pour l’occasion, cherchant par là à éviter certains de mes « tics » de prise de vue. Le 35 mm est un grand angle qui m’obligeait à m’éloigner de mon sujet et qui me permettait de faire entrer plus d’espace dans l’image. Contrairement à mon habitude, les photographies ont été beaucoup retravaillées, principalement la chromie. Je désirais obtenir une gamme colorée pouvant évoquer celle des anciens photochromes. J’emploie à dessein le verbe « évoquer » : il ne s’agissait pas de singer cet ancien procédé mais de déréaliser les lieux : puisque mon pays natal était totalement dépeuplé, les paysages devaient se résumer à de simples images coloriées, à des surfaces en deux dimensions, à des cartes postales « spectrales ».


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